Rendu célèbre par le livre de Jean-Dominique Bauby, "Le Scaphandre
et le Papillon", le syndrôme de “Locked-in” - littéralement “enfermé
à l’intérieur de soi” - appartient à la zone limitrophe entre la vie et
la mort, la conscience et l’inconscient, l’animé et l’inerte. Du dehors,
ils ont souvent l’air dans le coma ou morts. Du dedans, ils sont entièrement
sensibles et présents au monde. Sans une attention et une sollicitude
extrêmes de la part de leurs soignants, de terribles confusions sont possibles.
Le neurologue belge Steven Laureys est un spécialiste de ce mal. “Contrairement
à ce que l’on pourrait s’imaginer, dit-il, la plupart d’entre eux veulent
vivre. Même dans leur condition, l’existence a une valeur. Mais il est
essentiel de développer l’art de communiquer avec eux.”
Le sigle international
de ces “emmurés” est LIS - pour “Locked In Syndrom”. L’une des premières
descriptions de ce mal terrible nous est donnée en 1844 par Alexandre
Dumas dans "Le Comte de Monte-Cristo". À la suite d’un accident
vasculaire cérébral, Noirtier de Villefort, le père d’un des comploteurs
contre qui Monte-Cristo cherche à se venger, ne peut plus entrer en relation
avec le monde qu’en clignant des yeux : “Monsieur Noirtier, immobile comme
un cadavre, regardait avec ses yeux intelligents et vifs ses enfants,
dont la cérémonieuse révérence lui annonçait quelque démarche officielle
inattendue. La vue et l’ouïe étaient les deux seuls sens qui animassent
encore, comme deux étincelles, cette matière humaine déjà aux trois quarts
façonnée pour la tombe.
« […] Certes, le geste du bras, le son de la voix, l’attitude du corps
manquaient, mais cet œil puissant suppléait à tout : il commandait avec
les yeux ; il remerciait avec les yeux ; c’était un cadavre avec des yeux
vivants, et rien n’était plus effrayant parfois que ce visage de marbre
au haut duquel s’allumait une colère ou luisait une joie.
« […] Valentine alla chercher un dictionnaire qu’elle posa sur un pupitre
devant Noirtier ; elle l’ouvrit, et quand elle eut vu le regard du vieillard
fixé sur les feuilles, son doigt parcourut vivement du haut en bas les
colonnes. Au mot notaire, Noirtier fit signe de s’arrêter.” Zola aussi
décrira un locked-in impressionnant, dans Thérèse Raquin…
En réalité, les LIS ne sont ni des cadavres vivants ni des zombies effrayants,
mais des humains à part entière, condamnés à une fin terrible… si d’autres
humains ne s’occupent pas très attentivement d’eux - auquel cas, ils peuvent
véritablement participer à la vie sociale, et même l’animer. Certains
LIS fameux ont écrit des livres. D’autres font de la recherche scientifique.
À sa manière, le physicien Stephen Hawkins - qui pianote sur son ordinateur
à partir d’une sorte d’unicorne fixée à son front - ressemble à un LIS
qui s’en serait sorti. Il arrive enfin parfois que la phase LIS ne constitue
qu’un épisode, sur le trajet d’une personne qui finalement retrouve son
état normal.
Pour parler de ce mal vertigineux et de ses remèdes, nous sommes donc
allés voir l’un des meilleurs spécialistes européens, le neurologue belge
Steven Laureys, du Centre de recherche du cyclotron et du Département
de neurologie de l’université de Liège.
Nouvelles Clés :
Quelle est la cause médicale du LIS ?
Dr Steven Laureys : Les patients en Locked-in Syndrom (syndrome
de verrouillage) ont une lésion au niveau du tronc cérébral, entre le
cerveau et la moelle, qui interrompt toutes leurs voies motrices, rendant
impossible le contrôle volontaire des muscles des jambes et des bras,
ainsi que toute mimique. Ils ne peuvent donc ni bouger ni parler.
N. C. : Que leur
reste-t-il ?
Dr S. L. : La grande difficulté est évidemment leur totale inaptitude
à s’exprimer - même si leur matière grise et le reste de leur cerveau
fonctionnent comme chez vous et moi. Ils ont des sensations, des émotions,
des pensées, mettent en œuvre des fonctions cognitives, tout cela est
intact. Dans la grande majorité des cas, ils sentent tout, gardent une
sensibilité au toucher, entendent et voient. Classiquement, leurs paupières
et leurs yeux restent la seule partie mobile de leur corps, et c’est en
ouvrant et en fermant les yeux ou en regardant vers le bas ou le haut
qu’ils peuvent communiquer : par clins d’œil ou par des petits mouvements
des yeux. En revanche, les mouvements horizontaux des yeux leur sont en
général plus difficiles. De l’extérieur, il n’y a que leurs mouvements
de paupières ou des yeux pour les différencier des patients en coma (c’est-à-dire
des patients non-réveillables) ou en état végétatif (cas de patient réveillé
mais néanmoins inconscient).
N. C. : On imagine
les drames qui ont dû arriver, lorsqu’on a cru des personnes atteintes
du LIS inconscientes, voire mortes !
Dr S. L. : Le diagnostic de LIS en sortie de coma est terriblement
difficile à établir. Dans la majorité des cas, les médecins commencent
par le rater. Il faut préciser que la lésion en question touche une partie
du cerveau extrêmement proche de celle qui nous maintient éveillés. La
plupart des LIS commencent donc effectivement par un coma. Comment savoir
que le sujet se réveille, quand rien d’extérieur ne l’indique ? Souvent,
c’est un membre de la famille ou un proche qui signale qu’il a “l’impression
qu’en sa présence, le patient est différent.” Mais comme c’est tout de
même un syndrome très rare, encore mal connu du corps médical, il est
indéniable qu’on commence presque toujours par passer à côté. Ce sont
des témoignages écrits de patients comme Jean-Dominique Bauby ou Phillippe
Vigand qui nous ont véritablement révélé l’horreur que traverse un LIS
lorsqu’il entend le médecin dire qu’il est dans un coma profond et que
ses clignements d’yeux ne sont que des réflexes inconscients. Depuis la
publication de ces deux livres capitaux que sont "Le Scaphandre
et le Papillon" 1 et "Putain de silence"
2, il est déjà plusieurs fois
arrivé que ce soit une infirmière les ayant lus qui découvre la vérité.
N. C.
: Combien compte-t-on de cas repérés aujourd’hui ?
Dr S. L. : Les statistiques sont encore rudimentaires. Près de
200 cas ont été enregistrés par ALIS 3 (Association du Locked-in Syndrome),
la plus grande et la plus organisée des associations, fondée, du fond
de son enfermement, par Jean-Dominique Bauby.
Je vous rappelle que cet homme, qui avait été le rédacteur en chef du
magazine "Elle", était âgé d’une trentaine d’années quand
il a fait une thrombose basilaire et s’est retrouvé en Locked-in Syndrome.
Il a écrit son livre avec un seul œil, avec l’aide d’une infirmière qui
lui montrait un l’alphabet dont il lui dictait les lettres à inscrire
par un regard vers le bas. Je pense qu’en France, tous les locked’in déclarés
sont répertoriés par ALIS.
N. C.
: Et lorsqu’on constate d’un accidenté qu’il
s’agit d’un LIS, laisse-t-on automatiquement le patient sous
assistance respiratoire à moyen ou à long terme ?
Dr S. L. : Le corps médical est généralement trop
pessimiste. Si vous débranchez un patient, son sort est irrémédiablement
réglé. Il meurt. À l’inverse, d’après
les enquêtes d’ALIS, si vous les maintenez en assistance respiratoire
et cardiaque, la majorité des patients (90 % des cas) finissent
par récupérer au moins un petit mouvement de la tête
ou de la main. Des progrès apparemment minimes, mais qui métamorphosent
la situation, car ils constituent une passerelle vers l’informatique
: un tout petit mouvement de la tête ou de la main peut permettre
au patient d’accéder à un ordinateur, d’aller
sur internet, d’envoyer des mails électroniques, d’allumer
la radio ou la télévision, de contrôler une chaise
roulante - ce qui va constituer pour lui une gigantesque fenêtre
sur le monde. Répétons-le : si on les assiste convenablement,
la majorité des LIS récupèrent ce genre de mouvement
et donc revivent, grâce aux univers virtuels. Les microcomputers
ont changé leur vie.
La recherche n’a pas encore fini de mettre au point les interfaces
qui permettront un jour de diriger un ordinateur directement avec le cerveau.
Une intervention motrice (mouvement de doigt ou de paupière) est
encore nécessaire pour faire fonctionner les computers. Mais les
progrès sont déjà étonnants, par exemple en
matière de synthèse vocale.
N. C.
: Restent-ils tous en centre et en milieu hospitalier ou certains rentrent-ils
à la maison ?
Dr S. L. : Cela vous étonnera peut-être, mais 55 % des patients
rentrent chez eux - avec évidemment un suivi à domicile,
infirmières, kinés, orthophonistes, etc.
N. C.
: Vous parliez d’un patient qui avait repris son rôle de père...
Dr S. L. : C’est le cas de Philippe Vigand, qui a écrit "Putain
de silence". Un livre extraordinaire, dont les deux parties racontent
la même histoire : par lui d’abord, par son épouse
ensuite. Lui aussi était dans sa trentaine, il avait deux enfants,
quand une thrombose basilaire en a fait un LIS, il y a presque dix ans.
Son épouse, Stéphanie, s’est battue pour qu’il
puisse rentrer chez lui et reprendre son rôle de père de
famille. Dans son livre, il raconte qu’il entendait ses enfants,
dans la pièce à côté, dire : “Attention,
je vais le dire à papa !” Il est pourtant quadriplégique,
incapable de bouger un petit doigt. Mais ses enfants disent que pour eux
il est toujours resté le même, que ce qui faisait sa personnalité
est resté intact - au point qu’ils avaient toujours aussi
peur d’aller lui annoncer leurs mauvaises notes.
N. C.
: N’y a-t-il pas chez eux, comme chez les aveugles qui “sentent”
beaucoup plus facilement, une augmentation de certains potentiels ? Je
songe à un livre écrit par une petite fille de huit ans,
atteinte d’une maladie neurologique héréditaire grave
dont on ne cite pas le nom. Elle l’a écrit en hébreu,
avec l’assistance d’un procédé informatique.
Et cette enfant était incroyablement heureuse de vivre, malgré
une gastrostomie permanente et une totale incapacité de parler
et de bouger. Elle a développé des facultés spirituelles
et perceptives absolument inouïes, disant des choses que seuls de
grands sages peuvent concevoir, après une vie entière d’étude.
C’est un cas particulier, mais on peut imaginer que certains locked-in
ont une grande vie spirituelle ou créative, qu’ils n’auraient
peut-être pas eue s’ils disposaient de toutes leurs facultés.
Dr S. L. : Il faudrait leur poser la question. Cela dit, il est clair
que leur accident marque le début d’une nouvelle existence.
Ce qui est pour moi remarquable, c’est la façon dont les
humains s’accrochent à la vie. Autour des LIS se tient régulièrement
un débat : si un problème annexe survient, une infection,
un accident, faut-il les ranimer ou pas ? Si vous faites un sondage parmi
les réanimateurs intensivistes, la plupart vous diront qu’ils
ne réanimeront pas et utiliseront l’infection comme argument
pour refuser l’acharnement thérapeutique et “laisser
aller”. Alors que si vous posez la même question aux patients,
la grande majorité veut être soignée et réanimée
! Quand il dit que “cette vie ne vaut pas la peine d’être
vécue”, le médecin projette sa propre angoisse, sans
comprendre que l’on puisse trouver une forme d’équilibre
dans ces conditions limite.
Chez les LIS, la demande d’euthanasie n’est que de 3 ou 4
%. J’ai un patient avocat, qui avait écrit dans son testament
qu’il ne voulait pas d’acharnement thérapeutique et
désirait faire don de ses organes. Accidenté, il se retrouve
locked-in.
On le réanime et que dit-il ? Que maintenant sa vie a plus de sens
qu’avant !
Il y a malheureusement beaucoup d’histoires terribles. L’actuel
président de l’association allemande des locked-in était
un jeune prof de physique, Karl-Heinz Pantke, qui a fait une lésion
du tronc et s’est retrouvé LIS. Seule son épouse se
rendait compte qu’il était différent en sa présence,
mais elle ne parvenait pas à convaincre le médecin qu’il
était conscient. Un matin, elle arrive aux soins intensifs et ne
parvient plus à établir ce contact très imperceptible
qu’elle avait avec son mari. Elle cherche la raison et finit par
se rendre compte que l’hôpital est en train d’augmenter
les doses de morphine de son mari et qu’à ce rythme, il va
s’enfoncer dans la nuit. Il a fallu qu’elle se batte pour
qu’on arrête. Ce même patient a fait une infection pulmonaire
et il a à nouveau fallu que sa femme se batte pour qu’on
le soigne. Cette histoire est d’autant plus choquante que ce patient
est un des rares qui ait récupéré la plupart de ses
moyens. Aujourd’hui, il marche avec une canne et parle. Il n’est
resté locked-in que quelques mois.
N. C.
: Vous avez fait une conférence devant une assemblée de
locked-in en France à l’hôpital de la Salpétrière.
Dr S. L. : C’est très particulier. Il y a des patients et
des familles de patients venus de toute la France. C’est une expérience
où j’apprends plus d’eux qu’eux de moi. On se
trouve face à un auditoire extrêmement étonnant, composé
pour une bonne part de tétraplégiques muets... mais incroyablement
attentifs.
N. C.
: "Pour la Science" (édition française de "Scientific
American", décembre 2002) a publié un article sur vos
idées et sur votre pratique.
Dr S. L. : L’étude des patients en locked-in interroge l’idée
que nous nous faisons de la perception consciente. La conscience est quelque
chose de tellement subjectif ! Vous êtes seule à être
consciente de votre monde intérieur. Lorsqu’on examine des
patients en soins intensifs, on leurs pose des questions et on note si
oui ou non ils y répondent. S’ils ne répondent pas,
on considère qu’ils ne sont pas conscients de leur monde
extérieur, et donc de leur monde intérieur. Ce genre de
conclusion est inepte, et pourtant, on est bien obligé de définir
des entités cliniques, que ce soit le coma (où le patient
n’est plus éveillable) ou l’état végétatif
(où il se réveille mais reste néanmoins inconscient,
incapable d’interagir avec son environnement). Dans les deux cas,
on en conclut que la personne est inconsciente d’elle-même.
Or, l’expérience clinique nous montre, et des papiers en
témoignent dans la littérature médicale, que dans
30 à 40 % des cas, on se trompe : ces patients étaient en
réalité conscients ! Il y a donc là un problème
grave et il est indispensable d’améliorer nos moyens de diagnostic.
Des techniques comme l’imagerie fonctionnelle nous permettent d’aller
voir ce qui se passe dans la boîte noire du cerveau, par exemple
quand on parle aux patients.
N. C.
: Que pensez-vous des articles du chercheur hollandais Tim Van Loven à
propos de la conscience ? Certains de ces patients considérés
comme cliniquement morts savent ce qui se passe autour d’eux.
Dr S. L. : C’est comme la perception durant une anesthésie
générale ou au cours du sommeil. On a trop longtemps considéré
qu’il ne s’agissait que de situations passives, où
rien ne se passait dans le cerveau. On se rend compte aujourd’hui
que c’est faux, notamment au niveau de la mémoire et de la
plasticité neuronale. Avec les LIS, ces remises en cause sont parfois
faramineuses. Vous êtes là, vous adressant à un être
paralysé, que vous prenez plus ou moins consciemment pour un débile
profond, et tout d’un coup, il vous balance - par le biais de son
ordinateur - un propos philosophique profond... ça fait un choc.
Heureusement qu’il y a maintenant des associations comme ALIS, qui
leur permettent de vivre, et parfois même de voyager, de partir
en voilier, de faire des randonnée, etc. Philippe Vigand écrit
son second livre sur une plage, en Martinique ! •
La terrible
et fausse gentillesse de l’entourage
Alain
Thuillot, un homme frappé du LIS, décrit les différents
types de réaction qu’il a rencontrés dans son entourage,
une fois réveillé dans son “scaphandre” :
« Il y a les gens qui font des associations d’idées,
à savoir : il peut plus parler, donc il est sourd et quand ils
s’adressent à vous, ne peuvent s’empêcher de
hurler. Vous avez ceux qui pensent que vous venez d’un pays étranger
ou d’une autre planète et qui vous parlent petit nègre.
Certaines personnes pensent que si vous ne parlez pas ou difficilement,
vous devez avoir un âge mental ne dépassant pas cinq ans.
En général, au bout de quelques échanges, ils s’aperçoivent
de leur erreur et changent leur manière de s’adresser à
vous.
« Vous avez aussi ceux qui, par gentillesse, ne veulent pas vous
faire répéter (même si, personnellement, je reparle
de mieux en mieux), mais qui n’ont rien compris de ce que vous leur
disiez. Vous vous en rendez compte rapidement. Et pour finir, je vous
parlerai de ceux qui vous font croire qu’ils ont de l’estime
pour vous, en vous posant une question… sans attendre la réponse.
« Cette liste n’est pas exhaustive. Mais ne dramatisons pas,
ces personnes ne représentent qu’un faible pourcentage de
mes interlocuteurs. Malgré tout, ces types de comportement ne vous
aident guère à retrouver le moral. Rappelez-vous juste :
ne faites jamais aux autres ce que vous n’aimeriez pas que l’on
vous fasse ! »
1. Éditions
Robert Laffont, Pocket et La Seine.
2. Éditions Anne Carrère et LGF.
3. Fondée par Jean-Dominique Bauby, l’association ALIS bénéficie
du soutien de la
Fondation de France.
Pour les contacter : ALIS, 225 bd Jean Jaurès, MBE 182, 92100 Boulogne.
Tél : 01 45 26 98 44, Fax : 01 45 26 18 28, E-mail : alis@club-internet.fr
Site : http://www.club-internet.fr/alis
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